26
Affaires et intrigues
14971 E.G.
Hâtez-vous lentement.
Empereur César Auguste, 61273-61235 av. E.G.
Le Maître stellaire chauve envoya chercher Scogil après le deuxième saut. Hiranimus laissa dans sa cabine une Nemia endormie et ses méditations pour se propulser en soupirant dans le diaphragme d’accès à la coursive. Il se hissa sur la passerelle exiguë par le boyau de liaison. À son arrivée, le commandant du vaisseau sortit une ampoule du placard où il gardait son importante réserve de boissons. Nul n’ignorait qu’il n’aimait guère se déplacer jusqu’à la cambuse.
« Vous voulez quelque chose ? Une limonade ? »
À en juger à son intonation, il devait confondre limonade et ambroisie.
« Avez-vous tout ce qu’il vous faut pour travailler ? Je compte rester ici d’une seizaine à une vingtaine de veilles pour m’assurer que nous n’avons pas été suivis.
— Qui aurait pu nous prendre en filature ? »
Scogil lorgna l’étendue d’étoiles clairsemées, la lointaine Voie lactée qui s’élevait lentement en travers de l’horizon artificiel en fonction de la rotation du vaisseau. C’était une question de pure rhétorique. Ils zigzaguaient conformément aux consignes de sécurité de la Surveillance même s’il n’y avait probablement pas un seul humain dans un rayon d’une seizaine de lieues. Malgré la centaine de quadrillions d’individus reliés par les liens ténus de l’hyperpropulsion entre les oasis de la Galaxie, l’Empire était un immense désert.
Le Maître stellaire leva la main pour se masser le cuir chevelu.
« Dans quelle mesure connaissez-vous cette Katana ? Les procédures en vigueur dans la Flotte lui sont un peu trop familières pour que je me sente vraiment détendu en sa présence. Je parle de leur Flotte, pas de la nôtre. »
Scogil rompit le sceau de l’ampoule de limonade et resta en suspension devant la vue offerte par la baie panoramique.
« Elle accompagne son hyperseigneurie afin d’assurer sa protection. Vous n’estimez donc pas que ce Jama a besoin d’être tenu en laisse ?
— Si, indubitablement. Mais qui devrait s’en charger ? Cette Katana pourrait servir d’autres intérêts. Et que pensez-vous de lui ?
— J’estime qu’il a grand besoin d’avoir quelqu’un à ses côtés. Je vous serais infiniment reconnaissant d’entamer une conversation avec lui lorsque vous le verrez se diriger vers moi, ou de tendre le pied pour lui faire un croc-en-jambe. Je n’ai qu’à contempler l’espace pour qu’il s’imagine que je m’ennuie et que j’ai besoin de compagnie.
— Et moi qui pensais vous le refiler ! Pas plus tard que ce matin, il m’expliquait comment j’aurais dû m’y prendre pour commander ce vaisseau. Qu’allons-nous faire de lui ? »
Scogil avait relevé l’emploi du « nous ». Le Maître stellaire était un diplomate taciturne à l’autorité incontestée. D’un statut certainement bien supérieur au sien, il avait dû être chargé par la Surveillance de le tenir à l’œil même s’il était trop bien élevé pour le préciser. Suivre ses conseils eût été plein de sagesse. Si Scogil avait enfreint une de ses instructions tacites, toute sa politesse se serait évaporée.
« Je suis ouvert à vos suggestions.
— Tout semble indiquer que vous avez passé un accord avec ce nobliau.
— Un pacte mutuellement profitable. Il est opiniâtre. Sans lui, nous n’aurions pas obtenu ce que nous cherchions.
— Opiniâtre est un euphémisme.
— Vous estimez que j’ai eu tort de lui promettre une copie de ce que nous avons trouvé dans la Cache des Martyrs ?
— C’est une grande gueule, ce qui est peut-être sans importance. En fait, tout dépend de ce qui a été gravé sur ces pierres. Vous avez pu consulter ces documents et vous êtes le mieux placé pour en saisir le sens. Nous avons remarqué que vous veniez dîner en ayant les yeux vitreux, taciturne et perdu dans vos pensées. Qu’avez-vous découvert ? Il faut que je le sache. »
Garder pour lui ses conclusions était devenu impossible. Scogil mit un peu d’ordre dans son esprit.
« Tout est là. Tous les Plans du Fondateur pour l’interrègne et les calculs mathématiques qui s’y appliquent, revus et corrigés par une quarantaine de membres de la Congrégation. Les méthodes mises au point pour surveiller et ajuster tout cela sont une démonstration fascinante de manipulation minimaliste. Sincèrement, ses techniques sont à première vue cent fois plus perfectionnées que les nôtres. Il est possible que cette découverte ait encore plus de valeur qu’une copie des Œuvres complètes du Fondateur, car les martyrs sont nés au sein d’une culture qui avait eu trois siècles pour assimiler son message et l’épurer. Sur Zurnl, ils ont peut-être eu le temps de peaufiner plus encore ce savoir. C’est l’impression que ça me donne, mais je n’en suis qu’au tout début.
— Il y a donc du nouveau ? »
Scogil sirota sa limonade. Le Maître stellaire, qui devait être un mathématicien de haut rang incognito, voulait en fait lui demander s’il y avait des choses qui avaient échappé aux experts de la Surveillance.
« Je n’ai fait qu’effleurer la surface mais, où que je regarde, je vois des formules pour moi inédites. Sans être le meilleur des psychohistoriens formés par la Surveillance, j’ai veillé à me tenir au courant de toutes les avancées en ce domaine.
— Nous avons donc un tel retard ?
— Non. Nous sommes même en avance ici et là. L’œuvre du Fondateur est… différente. Je vous en dirai plus au cours de la prochaine décaveille. Nous tentons de recréer la psychohistoire – parce que nous savons que c’est réalisable – mais nous abordons la question en étant confrontés à un Empire gouverné par la psychohistoire alors que le Fondateur avait en face de lui un Empire écrasé sous une bureaucratie engendrée par douze millénaires d’expansion. Des problèmes différents réclament une approche différente. Et, semble-t-il, d’autres formules mathématiques. Je suis encore sous le choc.
— C’est donc très important. Nos mathématiciens vont fêter ça avec un gueuleton lourd à digérer.
— Oui. Et une bonne gueule de bois.
— Votre accord avec Jama est caduc. J’en assume la responsabilité. Trop dangereux. »
Un ordre qui sidéra Scogil, car c’était un ordre. La Surveillance lui imposait une fois de plus ses volontés. La colère l’envahit, mais il refusa de l’extérioriser.
« Un accord est un accord, rétorqua-t-il posément. Nous sommes des parasites qui vivent dans les craquelures des bottes d’un géant. La seule chose dont nous pouvons être fiers, c’est notre intégrité !
— Pas la seule. L’intégrité est certes importante mais elle ne joue qu’un rôle mineur dans notre stratégie. Notre hyperseigneur trop bavard pourrait-il utiliser cette découverte autrement qu’en attirant l’attention sur lui… et sur nous par contrecoup ? Supposons que vous ayez promis à un enfant en bas âge de le laisser jouer avec un zappeur, parce que vous pensiez à tort qu’il était déchargé. Respecteriez-vous un tel engagement pour la simple raison que vous êtes un homme intègre ?
— Sur Agandre, les enfants en bas âge se font leurs dents sur leur kick, répondit Scogil, plus agressivement qu’il ne l’aurait souhaité.
— Eh bien, je ne connais pas les usages d’Agandre mais je connais les humains. Si les Gandriens permettent à leurs nourrissons de jouer avec des armes chargées, je vous parie une limonade qu’ils ont mis au point des méthodes d’apprentissage très efficaces et que leur formation débute la veille de leur naissance. N’ai-je pas raison ?
— Si. »
Scogil se reprochait de s’être engouffré tête baissée dans ce cul-de-sac.
« Mais vos arguments sont valables, concéda le Maître stellaire. Si nous ne remettons pas à ce braillard une copie du trésor dont il est l’inventeur, il sera fou de rage et parlera de nous à tout le monde. Ce n’est pas non plus une solution. Nous devrions peut-être engager des formateurs gandriens afin qu’ils apprennent au bébé comment utiliser ce pistolet.
— Vous voulez rire ?
— Retrouvons-nous demain à trente-deux. Préparez une contre-proposition acceptable tant par la Surveillance que par l’hyperseigneur.
— Comme ça ?
— Votre réputation d’improvisateur fou fait trembler tous nos supérieurs. Je sais que vous trouverez quelque chose. Je ne peux toutefois vous promettre mon aval. »
Quand Scogil alla rejoindre Nemia dans leur cabine, il se tapa la tête contre la cloison de façon symbolique. Elle lui apporta un sandwich aux tranches de tomate et aux feuilles de martz, et un autre au fromage. Pendant qu’il laissait une partie de son fam chercher une solution au dilemme posé par l’hyperseigneur, il lui confia ses problèmes.
« J’ai constamment une bonne d’enfant sur le dos ! Où que j’aille, je la vois surgir pour me priver de toute liberté d’action, comme dans un cauchemar. “Vilain garnement. Tu ne pourras aller là-bas que quand tu seras grand, petit polisson !” »
Il soupira, secoua la tête et imprima une torsion à son poignet pour indiquer qu’on lui serrait la vis.
« Tu sais pourquoi je t’aime, Nemia ?
— Parce que je suis la nounou idéale ? »
Il fut assailli par une onde d’amour et de loyauté irrationnelle… étonnante de la part d’un homme qui considérait ces choses secondaires.
« Parce que je n’ai pas à te combattre.
— Jusqu’à présent. »
Elle sourit.
Il regarda du côté de la passerelle.
« Crâne d’œuf louvoie pour fuir une fois de plus les spectres du passé. Et toi, crois-tu pouvoir échapper éternellement à ta mère ? Je m’attends presque à ce que ce vaisseau soit arraisonné, ici dans le vide – à coups de grappins d’abordage et de rayons tracteurs, le grand jeu –, puis à voir ta mère surgir du sas accompagnée de ton fiancé qui t’enlève à moi.
— Oh, aucun risque ! » Elle ébouriffa ses cheveux. « Je te teindrai en pourpre et je te fournirai un énorme faux nez couvert de verrues. Maman ne pourra pas te reconnaître.
— Je l’espère. »
Elle prit sa voix de sage conseillère.
« Va parler de tout ça à Katana, avant d’aller voir Jama. »
Elle n’eut pas à préciser : « Pour lui signifier ton refus de lui remettre une copie de sa découverte. »
Il regagna sa cabine et se mit au travail. Il se comparait toujours à un python qui digérait une chèvre. Il avait terminé l’échantillonnage. La somme de données était telle qu’elle réclamait de la méthode. Il débuta par des tâches élémentaires et compila un glossaire des termes non familiers, scanna les documents pour chercher les mots dont la signification s’était altérée au fil des siècles et les stocka dans une mémoire tampon. Tous devraient être analysés séparément. Il avait l’impression d’être un ordinateur au processeur poussif. Il traitait moins d’un dossier par jiff. C’était un travail d’une extrême lenteur… un trop grand nombre de ces données étaient renvoyées vers son conscient pour que son bioware dissèque les définitions en mettant son bon sens à contribution, en rédige de nouvelles et établisse des hyperliens. C’était interminable. Où trouverait-il le temps d’apprendre une partie de tout ceci ?
Il s’enlisait. Il finit par se glisser dans sa couchette et rêver qu’ils avaient sauté vers Sublime Sagesse. Une Katana onirique l’escortait dans une immense salle où s’alignaient des yeux géants, qu’elle effleurait de l’ongle de son index pour dilater leur iris, regarder à l’intérieur, secouer la tête et déclarer : « Pas ici ! » Avant de passer au suivant. Scogil tenta de lorgner lui aussi dans un œil, mais elle l’écarta d’un coup de hanche et referma l’iris en lui adressant un large sourire. « J’ai dit qu’il n’est pas là ! » lança-t-elle sur un ton de reproche.
Avoir des cauchemars n’apportait pas le repos.
Il se leva et alla s’apitoyer sur son sort en se contemplant dans le miroir. Il avait les cheveux en bataille. L’apesanteur avait sur eux un effet catastrophique. Il ne s’étonnait pas que le Maître stellaire ait un crâne lisse comme un œuf. Il sortit dans la coursive en se laissant glisser, les pieds devant, et il effectua une roulade qui l’envoya tête la première vers la cabine de Katana. Le diaphragme de la porte ressemblait à l’iris d’un des yeux oniriques. Il hésita. Il frappa. Si elle avait de la compagnie, il n’insisterait pas.
« Oui ?
— C’est Scogil. Êtes-vous seule ? »
Elle dilata le diaphragme, en souriant.
« Rassurez-vous, il n’est pas là. Je crois qu’il s’est rendu dans les cuisines pour grignoter quelque chose et lire des trucs sur les objets helmariens. Entrez.
— Vous formez un couple étrange.
— Je parlerais plutôt de compagnons d’aventure. Enlèvements, rançons, exploration de mines désaffectées depuis six millénaires. La dernière fois que j’ai eu de telles poussées d’adrénaline, c’est quand j’ai assassiné mon mari. Jama est pour moi un ami.
— Un ami ? »
Elle lui adressa un sourire de grande dame qui dissimulait mal sa véritable nature. Elle récita un extrait d’une comptine bien connue sur Sublime Sagesse.
« “Entre”, dit le crocodile en déroulant le tapis rouge de sa langue. »
L’expression déconcertée de Scogil l’informa aussitôt qu’il faisait partie de ces barbares trop incultes pour avoir déjà entendu parler de crocodiles. Elle le tira dans sa cabine.
« Laissez-moi vous expliquer le sens de cette citation qui vous dépasse. Vous vous méfiez toujours autant de nous, n’est-ce pas ? Je le lis dans vos petits yeux qui louchent encore plus que de coutume.
— Le protocole l’exige, répondit-il avec franchise.
— Votre patron l’exige, le reprit-elle. Qui est-il ?
— Et le vôtre ? Votre ami ?
— Mon patron est un type bien. Il vient de la Flotte, comme moi. Je m’étonne qu’il se retrouve mêlé aux intrigues de Kikaju.
— L’hyperseigneur serait donc capable d’ourdir des machinations ? »
Scogil s’était exprimé plus sous le coup de la surprise que par ironie.
Elle continua de parler de son frère d’armes, sans mordre à l’hameçon.
« Je ne le comprends pas toujours mais je lui suis loyale, ce qui est irrationnel. Il a été le seul à me soutenir quand ils ont décidé d’exécuter mon fam. Il l’a sauvé. Il a fait commuer la sentence en cinq années de rééducation. Ils ont trafiqué mon fam mais ils me l’ont laissé. La rééducation, c’est pire que l’armée. Je n’ai pas apprécié.
— Mais je constate qu’ils ont réalisé du bon boulot. »
Elle virevolta dans la petite cabine, en feignant la gaieté.
« Vous croyez me faire un compliment ? Vous vous imaginez que je suis redevenue normale ? C’est complètement faux. Je m’en suis tirée parce que mon patron avait de l’influence. J’ai survécu. Il est exact qu’ils m’ont appris à me contrôler, dans une certaine mesure, mais ma défunte mère était une cinglée qui pensait que refiler un fam à un nourrisson lui donnerait une longueur d’avance sur les autres. C’est faux. Ça le retarde. Les émotions sont sous-développées et le fam ne sait pas les gérer. Vous savez tout de moi. Une gosse dans mon genre grandit en ayant des idées bizarres. J’étais une peste incontrôlable. Je le suis toujours.
— Mais votre patron vous juge compétente ?
— Disons que je me débrouille.
— Vous protégez l’hyperseigneur ?
— Lui et mon patron.
— Nous pourrions peut-être travailler ensemble. J’ai une décision pénible à prendre et votre aide me serait précieuse, admit Scogil. Je ne peux pas remettre à Kikaju une copie des plaquettes qu’il a découvertes dans la Cache des Martyrs. Je cherche un moyen de contourner mes ordres. »
Elle était brusquement attentive.
« C’est quoi, le problème ?
— Nous ne pouvons pas courir le risque d’attirer l’attention des psychialistes.
— Je ne vois pas ce qui vous tracasse. Vous êtes un rebelle et Kikaju, l’Espace le bénisse, est un rebelle cinglé. Je ne suis pas une révolutionnaire. Je défends mes intérêts parce que je n’ai pas perdu mon égoïsme enfantin. Mais mon patron est lui aussi un révolté et il s’est associé à Kikaju. Je me métamorphoserai en machine à tuer, si les psychialistes veulent éliminer mon patron. Je suis une descendante des Effrayants. J’espère que vous avez remarqué que nous sommes dans le même camp, vous et moi.
— Exact. L’hyperseigneur sait-il se montrer discret ?
— Qui pose cette question ? Vous ou vos employeurs ? Je vais vous dire sur Kikaju une chose que je vous conseille de garder constamment à l’esprit. Il a tout d’un idiot et c’est un idiot, mais c’est l’idiot le plus dégourdi que vous rencontrerez jamais. Oubliez-le et vous vous en repentirez. Et pour répondre à votre question… Non, il ne saurait pas garder un secret ; oui, il faut le museler. Qu’attendez-vous de moi ? Il serait stupide de le contrarier et n’espérez pas pouvoir l’assassiner. Je vous trancherai les oreilles bien avant !
— On se calme, d’accord ? Nous en sommes au stade des négociations. Jama a parlé de réunir un groupe de mathématiciens pour réinventer la psychohistoire. Il n’a aucune idée des difficultés et du temps nécessaire. » Il leva la main pour empêcher Katana de l’interrompre. « Je dirais que son rêve est irréalisable, mais ce n’est pas une certitude. Ce qui a déjà été fait est nécessairement reproductible. Si votre hyperseigneur trouve des chercheurs disposés à vivre comme des rats dans un terrier de Sublime Sagesse, je leur famférerai des données aussi vite qu’ils pourront les assimiler. »
C’était loin de satisfaire l’Effrayante.
« Il était prévu dans l’accord initial que nous aurions accès à tout, et sans délai.
— Citoyenne Katana, Jama ne peut utiliser les données de la Cache des Martyrs sous leur forme actuelle. Il n’a pas la possibilité de trouver quelqu’un qui sache interpréter ces tablettes. Et vous non plus. Il existe un mythe – auquel adhèrent la plupart des gens – selon lequel le vieil Empire était dégénéré lorsqu’il s’est effondré. C’est la stricte vérité, mais tous les composants d’un organisme ne meurent pas simultanément. Vos reins peuvent vous tuer alors que votre cerveau est au mieux de sa forme. À l’époque du Fondateur, les mathématiques pures étaient à leur plus haut niveau. Comment aurait-il réussi ce qu’il a accompli, autrement ? Or, la situation n’a plus jamais été comparable depuis. Les psychialistes sont des experts des mathématiques appliquées mais ils ont peur des mathématiques. Ils n’osent pas les alimenter et les développer car c’est la seule chose qui risque de les priver de leur trône. Hors de leurs Lyceums, elles végètent lamentablement. Dans toute la Galaxie, elles sont à leur déclin.
— Et vous pensez faire mieux que Kikaju ? Vous vous estimez plus intelligent et rapide que lui pour trouver un sens à des pattes de mouches gravées dans de la pierre ? »
Des propos qu’elle avait tenus sur un ton sarcastique.
« Je suis un mathématicien. Pas le meilleur, sans doute, mais un des meilleurs à l’extérieur de la Congrégation. »
Sans le contester, elle réclama des clarifications.
« Vous proposez à Jama de simples bribes de ce savoir, livrables par mensualités, au lieu de la totalité accessible immédiatement ?
— Oui. Des fragments qui lui parviendront à un rythme idéal pour que les membres de son équipe puissent les assimiler. C’est la meilleure solution.
— Comment pouvons-nous avoir la certitude que vous le ferez ?
— Vous avez ma parole. »
Ce qui la mit hors d’elle. Il n’avait jamais vu une personne sous fam s’emporter de cette façon.
« Vous venez de manquer à vos engagements ! Comment voulez-vous que je vous fasse confiance ? »
Si elle réussissait à dominer sa rage, le conflit interne était évident. La colère se changea en simple reproche.
Scogil laissa lentement redescendre la main qu’il avait levée en geste d’apaisement.
« Je pourrais peut-être vous donner une garantie. Je ne m’y engagerai pas à présent, car je n’ai personnellement rien à offrir, mais je transmettrai une demande en ce sens. »
Elle souriait déjà, tant son esprit était rapide.
« Pourquoi ne pas financer une école destinée à ceux qui ont la bosse des mathématiques, pendant que nous attendons de recevoir notre dû ?
— Rien n’empêche d’essayer. »
Scogil se détendit suffisamment pour prêter attention au chapelet d’oreilles humaines séchées suspendu dans sa cabine en guise de décoration.
Elle le remarqua et retrouva le sourire de crocodile qu’elle avait arboré à son arrivée.
« Un tribut prélevé sur des salopards thériens qui avaient manqué à la parole donnée. J’ai horreur des escrocs. » Un sourire plus doux. « Mais vous avez été jusqu’à présent correct avec nous, plus que correct. Votre offre ne me déplaît pas. Elle résoudrait notre problème commun… si vous êtes honnête. Je cherchais comment tempérer l’enthousiasme de Kikaju. Je m’inquiétais, moi aussi. Je suis responsable de la sécurité dans tous les domaines. Mon patron compte sur moi. Il prend des risques que je ne courrais pas, si j’étais lui. »
À trente-deux pile, le Maître stellaire reçut Scogil et écouta sa proposition avant de hocher la tête.
« Il gardera confiance en nous tant qu’il recevra de quoi alimenter son intérêt. J’ai quelque chose à mettre dans la cagnotte. »
Ce que le Maître stellaire avait à l’esprit servait les buts de la Surveillance, mais également ceux de Kikaju. Il comptait débarquer l’hyperseigneur trop bavard et son amie dans un spatioport où la Surveillance les ferait bénéficier de ses connaissances en matière de sécurité. Jama en avait grand besoin.
Hiranimus put se détendre avec Nemia, ce soir-là. Par l’Espace, qu’il était donc agréable de lui parler ! Il lui raconta tout. Il avait finalement oublié ses soucis en s’adonnant à son passe-temps favori.
« Après cet entretien avec le Maître stellaire, je me suis accordé une seizaine d’inamins pour déterminer les grandes lignes d’une solution que le Fondateur aurait pu appliquer à la situation au Toron de Coron. Une simple ébauche. Je laisse se calmer une tempête mentale. J’ai peut-être trouvé un moyen de lancer une attaque directe contre Sublime Sagesse… sans aide extérieure.
— Tu agirais seul ? Tu ne l’oseras jamais !
— Nos supérieurs ne me permettront sans doute pas d’aller jusqu’au bout, mais essayer en vaut la peine. Nous devrons intervenir hors des systèmes du Toron de Coron. Il s’agit d’une base discrète d’où il sera possible d’être très efficace. Je ne sais même pas qui sera mon nouveau patron. Peut-être un “étoile de fer”, l’Espace m’en préserve ! Il me faut des informations. Raconte-moi les histoires de grand-père concernant le Toron, celles dont tu te souviens.
— C’est un vrai trou perdu. La moitié de la population croit en l’astrologie.
— Je sais. » Il sourit. « C’est ça, qui est génial !
— Pas pour moi ! Qu’as-tu prévu, en ce qui me concerne ?
— Un passe-temps idéal.
— M’occuper de toi s’achèvera au lever du jour. Que vais-je faire, ensuite ?
— Tu seras débordée, si tu réussis à convaincre nos supérieurs de soutenir mon projet. »
Elle se pelotonna contre lui.
« Nous ne sommes même pas encore mariés.
— C’est logique. Il faudrait que ta mère assiste à la cérémonie. Je pourrai peut-être me faire virer par mon patron du Toron et demander une affectation à l’autre bout de la Galaxie. Je suis certain que nous trouverons un monde exotique où le rituel des épousailles ne requiert par la présence des génitrices. »
Nemia fit un geste pour réduire l’intensité lumineuse de la pièce. Elle resta un long moment allongée sans rien dire, plongée dans un débat intérieur, à écouter respirer son Hiranimus.
« Je sais une chose que tu ignores, murmura-t-elle dans le noir.
— Je n’en doute pas, mademoiselle la spécialiste de la psycho quantronique.
— Je ne suis pas censée te le révéler avant notre arrivée.
— Dis-le-moi !
— Je fais durer le plaisir parce c’est le plus exquis des secrets. »
Il lui tourna le dos dans leur filet et grommela.
Elle se colla à lui pour épouser ses contours en apesanteur.
« Tu n’auras pas de patron, là-bas. Tu seras ton propre maître. »
Il s’extirpa aussitôt de son cocon.
« Comment le sais-tu ?
— Par mon grand-père.
— Il te l’a dit ? Il a tout organisé avant sa mort ?
— Pourquoi imagines-tu que je veux t’épouser ? Tu ne crois tout de même pas que je me contenterais d’un sous-fifre ? Grand-père m’a prise en pitié, mentit-elle. Il m’a aidée à échapper à cet épouvantable raseur que ma mère m’avait destiné. Nous serons très heureux. »
Elle craignait d’être privée de ce bonheur en expiation de ses péchés et elle murmura les mots clés qu’elle avait programmés dans le fam d’Hiranimus lorsqu’il avait cru qu’elle effaçait la personnalité de Kapor.
« Mon Guzbi chéri. »
La réaction d’Hiranimus fut conforme à ce qu’elle avait prévu. Elle était une excellente programmatrice. Même Cloun l’Obstiné aurait bien été forcé de l’admettre.